- SCULPTURE CONTEMPORAINE
- SCULPTURE CONTEMPORAINETandis qu’au début du siècle, certains artistes comme Brancusi, Maillol, Matisse portent la sculpture classique à l’apogée de ses expériences, d’autres tentatives issues du cubisme, de Dada et du constructivisme, notamment, seront maîtrisées à leur tour dans de nouvelles expressions moins expérimentales et plus abouties. Au cours des années soixante, une conception nouvelle et beaucoup plus large de la sculpture se fait jour. Conception qui bouleverse totalement la notion restrictive de la sculpture comprise comme un objet que l’on situe et perçoit dans l’espace tridimensionnel, pour atteindre celle plus vaste d’«espace» comme lieu polyvalent. Cette conception tendra de plus en plus à utiliser et à développer toutes les données possibles du concept d’espace envisagé comme lieu mental et physique. La sculpture acquiert ainsi une dimension spatio-temporelle globalisante, quasi «totalitaire» puisqu’elle cherche à intégrer tous les moyens d’expression, et de laquelle rien de l’action et de la pensée de l’artiste et même du spectateur ne serait exclu.La richesse de la tradition, l’abondance des partis nouveaux rendent impossible toute tentative de classification ou d’organisation en grandes catégories. Ainsi, à côté des deux grands courants de la tradition – celui encore vivace de l’abstraction qui tend à une réduction toujours plus radicale de ses composantes et celui du réalisme qui s’exprime de diverses façons, le plus souvent comme commentaire ou illustration du monde social – se précise l’élaboration de nouvelles tendances, marquées par l’influence notamment de Duchamp, de Schwitters et de Brancusi. Leurs caractéristiques essentielles sont l’abandon de l’idée que la sculpture est une œuvre d’accompagnement de l’architecture, pour certains la disparition quasi totale de la notion de sculpture comme objet autonome, ou, pour d’autres – lorsqu’il y a objet –, le rejet du socle comme support d’une présentation obligatoire, déterminée, au profit d’une conception «utopique» des œuvres. Le plus souvent, chez les sculpteurs que l’on peut situer comme des novateurs au sein même de la tradition classique, on assiste à l’éclatement du volume, forme pleine et fermée, contraignante, au profit d’œuvres «ouvertes», aux limites effacées, dans lesquelles la relation physique, corporelle du spectateur et de l’œuvre devient déterminante.À côté de cet abandon progressif de la sculpture comme objet autonome, c’est par une définition extensive de celle-ci que se situent nombre d’artistes qui incluent dans ses composantes nouvelles, outre la relation artiste-spectateur, le recours à des matériaux, voire des matériels, nouveaux allant du corps au paysage, l’intégration des possibilités technologiques récentes exploitées par les médias. Définition qui comprend l’utilisation non contrôlée de l’évolution naturelle ou accidentelle des matériaux et qui n’exclut pas leur disparition. Parfois aussi on donne une importance plus grande à l’idée qu’à l’œuvre, du moins au processus de sa réalisation (art process ). Enfin, la majorité de ces œuvres, qui se situent dans un espace social précis, se veulent critiques. Il faudrait, pour être complet, énumérer un foisonnement de tendances, de nuances autour de chacun de ces courants. Mais qu’elle agisse sur les matériaux de l’histoire contemporaine ou de la culture, sur des images de l’archéologie, de l’ethnographie ou du comportement, la démarche de ces jeunes artistes, surtout européens, s’appuie sur la philosophie ou la science (linguistique, structuralisme, psychanalyse).La tradition abstraiteDominée dans les années cinquante par la personnalité du sculpteur américain David Smith (1906-1965), la tendance abstraite se situe encore dans le dialogue peinture-sculpture, puisqu’elle place le plus souvent dans l’espace réel des signes sinon issus de la peinture, du moins équivalents de ceux qui sont produits par elle. Influencé en ses débuts par le surréalisme, David Smith prolonge l’expérience de «l’espace dessiné» caractéristique, dans les années vingt, des œuvres de Picasso, de Giacometti, de González. Ses premières sculptures sont conçues comme des dessins narratifs, dont le récit est inscrit dans l’espace sous forme de relief plat ou à claire-voie, comme des ombres chinoises réparties autour d’un axe, voire dans un cadre. On a souvent évoqué à leur propos la peinture de Klee et de Torrès Garcia. David Smith, qui avait utilisé avec lyrisme des objets de rebut industriel, les abandonne peu à peu au profit de signes simplifiés, presque abstraits, qu’il combine dans des figures quasi anthropomorphes, vastes signaux. Cette première simplification des données, proche de l’abstraction, exige une plus grande intensité du regard comme de l’expression. Smith, en utilisant vers la fin de sa vie des matériaux réfléchissants selon la leçon de Brancusi, aluminium ou acier poli, miroirs immenses capables de capter les images de leur environnement, intègre délibérément la nature à l’œuvre. Le mouvement des nuages, la coloration des formes, amène de ce point de vue à se rappeler que le cinétisme demeure, depuis les constructivistes et surtout Gabo (Tige vibrante , 1920), une des expressions les plus fécondes et novatrices de la tradition abstraite. Il faudrait, à ce propos, évoquer Calder (1898-1976), bien que le plus souvent la démarche soit fondée sur une connaissance scientifique et technique. Elle met en jeu des notions de forces, de masses, d’équilibre et de mouvements d’une très grande précision (Rickey, Agam, Takis, Pol Bury, Schoeffer). En rapport en cela avec la peinture, la sculpture cinétique utilise également les réactions et les comportements des formes combinées à la lumière. Enfin, on retrouve parfois dans cette tendance l’influence du néo-plasticisme de Mondrian.De l’expérience de David Smith, Antony Caro (né en 1924), que l’on considère comme son principal continuateur, retient non pas la calligraphie narrative et aérienne, mais la simplification des signes et des formes. Caro insiste sur l’utilisation qu’il fait de matériaux anonymes et manufacturés (poutre métallique), ce qu’il appelle des «matériaux de collage», prêts à l’emploi sans qu’il soit nécessaire de les façonner, comme l’exige le travail traditionnel de la pierre ou du bois, mais surtout parce qu’ils permettent d’échapper aux exigences de la réalisation d’un projet. Les sculptures de Caro sont donc des assemblages, dans lesquels les énergies internes et externes se neutralisent, et sans limites définies par rapport au spectateur puisque dénués de volume homogène ou discernable. Ce sont plutôt des signes qui cherchent à échapper aux contraintes de la pesanteur. L’immobilisme, voire l’inertie, l’absence de lyrisme qui en découle parfois, tient à la neutralité des matériaux et surtout au fait que la peinture qui les recouvre cherche à les réduire à l’état d’objets anonymes.La sculpture de Chillida (1924), qui se situe elle aussi, et d’un point de vue formel, dans la tradition classique, n’est pas sans rapport avec la peinture abstraite des années 1950-1960. Ces signes de métal placés dans l’espace sont de même nature que ceux qui animent la peinture; au début, ils sont encore soumis à la pesanteur et sont supportés par un socle ou une tige. Lorsqu’il suspend dans le vide une masse de béton moulé, Chillida tente lui aussi de libérer la sculpture du socle et, dans certaines œuvres, le rapport de l’œuvre et du lieu intervient comme défi à la pesanteur. L’énergie plastique du matériau devient dès lors une composante de la relation lieu-œuvre-spectateur.À l’opposé de l’abstraction froide et anonyme de Caro, l’œuvre de Mark di Suvero (1933) a cependant recouru au même travail d’assemblage ou plutôt de collage. Elle aussi n’est pas sans évoquer la peinture abstraite, par sa gestualité lyrique, bien qu’elle relève plutôt, en ses débuts du moins, du dadaïsme. Dans ses vastes constructions, di Suvero cherche à associer, de façon quelque peu romantique, l’énergie efficace des matériaux manufacturés au lyrisme et au contenu affectif des objets trouvés et de rebut, vieux pneus, souches usées par la mer, métal corrodé par les intempéries et l’usage.La tradition réalisteUtilisée en ses débuts par Dada et le surréalisme, la technique de l’assemblage a connu au cours des années 1950-1960 un développement considérable dans la sculpture, au service surtout d’une critique humoristique ou radicale de la société moderne. Suivant l’exemple de Picasso (tête de taureau, guidon et selle de vélo), mais dans une tout autre direction, des artistes comme Stanckiewickz (1922) reconstituent, avec ces déchets du quotidien, des figures ou des thèmes anthropomorphes tandis que d’autres, comme Paolozzi (1924), tentent une approche comparable par l’assemblage, cette fois, d’objets produits par le monde rationnel de la technologie, et réalisent des «monstres» ou robots, fétiches d’un monde mental tout à fait irrationnel.À cette figuration allusive, métaphorique ou déformée, on peut opposer l’œuvre d’Oldenburg (1929), puisqu’elle se situe essentiellement, par son humour, sa dérision, son côté délibérément «objet» plutôt que «sculpture», dans la lignée des ready made de Duchamp; à cela près qu’ici les objets sont détournés ou transformés par le changement d’échelle (Grande Truelle , Museum Kröller-Müller, Otterlo), par une relation nouvelle avec l’espace ou par leur traduction en des matériaux incompatibles avec leur usage. Ce réalisme, fondé sur le monde de l’objet et de la machine, trouve son apogée dans ces sculptures molles [cf. DALÍ (S.)], objets sans échelle, sans structures ni tension; décervelés, réduits à l’inactivité, à l’avachissement, neutralisés enfin, ils acquièrent, par le souvenir qui subsiste de leur forme, une séduction due à une innocence nouvelle (Ghost Trilet , 1966).Les objets de la vie quotidienne – voiture, appareils à sous, portion d’espace – sont utilisés par Segal (1924) comme image privilégiée, décor réel dans lequel des moulages pris sur des individus vivants restituent ceux-ci dans leur action quotidienne. Cette expression particulière du réalisme, comparable thématiquement au pop’art en peinture, est essentiellement plastique, puisque pour Segal elle doit faire prendre conscience au spectateur de la qualité des formes et de l’atmosphère qui entoure celles-ci.Tandis que Giacometti, Richier, César, comme le Picasso de L’Homme au mouton (1943), restaient fidèles à la figure humaine, au moins à sa représentation, Ipousteguy (1920) se sert de la figuration classique, parfois même académique, pour exprimer moins l’individu que des grands thèmes historiques, des récits ou des comportements, voire le contenu d’une action ou d’une situation. D’autres sculpteurs (Louise Bourgeois, 1911) utilisent, eux, de façon plus ou moins allusive, des éléments biomorphiques pour évoquer des relations ou des conflits psychologiques, par exemple.À peu près en même temps, comme César (1921) mais de façon moins radicale, ou plus gestuelle, Chamberlain (1927) transforme des objets industriels, de préférence mécanisés, des automobiles (compression Ricard) en les soumettant à la violence d’une autre machine dont l’action énergique, non contrôlée et dénuée d’intention esthétique, produit formes, signes ou volumes, encore une fois assez proches de ceux de l’abstraction lyrique en peinture. Par-delà cette recherche plastique, il y a, bien entendu, l’idée de désacraliser l’art lui-même et sa nature, l’objet acquérant ainsi une nouvelle réalité. Les machines de Jean Tinguely (1925-1991) cherchent par leur mouvement et leur action à détruire – en s’autodétruisant – le geste et l’intention esthétisante d’où elles sont issues (Hommage to New York; Self Constructing, Self Destroying , 1960).Minimal art, happening et déconnection de l’espaceAu début des années soixante, à New York, la critique regroupa sous le titre de minimal art plusieurs artistes qui ne revendiquaient d’ailleurs pas nécessairement cette appartenance. Ils avaient en commun d’avoir abandonné la peinture (Tony Smith, Donald Judd, Carl André, Dan Flavin, Sol Lewitt, Robert Morris, entre autres) et d’avoir été influencés par les peintres Barnett Newman et Ad Reinhardt. Tous utilisaient des formes géométriques simples (minimal ou primary structure ), selon la leçon de Brancusi, et, comme les peintres proches de cette tendance (Kenneth Noland, Elworth Kelly ou Frank Stella), ils refusaient tout lyrisme, tout expressionnisme.Chez Tony Smith (1912-1980), l’enchaînement d’une même forme dans un continuum de rythme et de séquences répétées crée un objet-espace que le spectateur est contraint de pénétrer ou de contourner, du fait de sa forme, s’il veut en saisir objectivement l’effet. Les formes géométriques, les plans lisses, l’absence d’accident, le noir de la surface donnent aux sculptures de Smith une dimension anonyme dont la force tient à ce que toutes notions d’intimité ou de délectation sont écartées.Donald Judd (1928) fonde son action sur un autre type de répétition (Brancusi): celle d’une forme neutre, modulée dans un matériau le plus anonyme qui soit (aluminium peint), afin que rien de la subjectivité de l’objet ne subsiste, ni de son histoire. C’est donc l’objet débarrassé des contingences de sa fabrication, ou plutôt de sa création, pour ainsi dire aseptisé, qui est affirmé ici. L’art «ainsi chosifié devrait se trouver confronté à sa propre nature».Comme Judd et toujours dans la ligne tracée par Brancusi, Dan Flavin (1933) utilise les tubes de néon comme forme modulée, sérielle et répétitive. Coloré dans la masse, le néon agit ici comme fétiche technologique, investissant l’espace.Le recours à une forme standard (module ou élément) comme unité répétée, choisi comme outil et équivalent au terme d’un vocabulaire plastique, est aussi le fondement de la démarche de Carl André (1935). Matériau de l’industrie (brique), morceau de bois ou pierre de carrière sont prêts à l’emploi sans qu’il soit nécessaire de les transformer. Ainsi, dans Cardinal Series (1972), des plaques carrées d’aluminium de trente centimètres de côté sont disposées sur le sol suivant la progression des chiffres cardinaux, en une seule rangée pour les chiffres impairs, en deux rangées pour les chiffres pairs (John Weber Gallery, New York). L’artiste, ici, ne modifie donc pas le matériau, mais l’espace dans lequel il intervient, selon la disposition des éléments et du programme. Carl André rejoint ici l’art conceptuel dans la mesure où l’idée de transformation de l’espace est presque plus importante que l’œuvre proprement dite – ainsi, pour Carl André, l’idée appliquée aux matériaux devient «machine à produire de l’art».En partie autour du groupe Fluxus et de Joseph Beuys (1921), personnalité la plus marquante de cette tendance, on peut rassembler des artistes qui se réfèrent essentiellement à Duchamp. Pour eux, le refus de la notion de valeur et de technique artistique constitue un programme de critique sociale. L’artiste doit être «conscient de la situation historique et entraver le cours des événements». Ainsi la sculpture (Beuys s’affirme sculpteur) doit-elle être conçue comme provocation de l’espace social. Le projet critique utilise donc des lieux, des espaces mis en question par des objets, des actions. Parmi les artistes qui conçoivent leur sculpture comme des lieux, voire des happenings, des actions éphémères, citons aussi Vostell, Kienholz, Mario Merz, Nam June Paik.Pour Beuys, l’idée et son auteur importent beaucoup plus que l’œuvre elle-même qui n’est que le support vulnérable de l’idée transmise. Nombre de ses œuvres reposent sur la notion d’énergie perturbante, contenue dans l’idée. Ainsi, dans son Iron Coffer Containing 100 Kilos of Fat and 100 Dismantled Air Pumps (1968), ce n’est pas la forme du container (l’objet) ni sa relation volumétrique avec l’espace, qui agissent comme une charge énergétique, mais l’idée, la relation «indéfinissable» des éléments ainsi confrontés dans l’objet. Il y a ici référence à la notion surréaliste, ou dadaïste plutôt, de gêne, d’insolite ou d’agressif. Ainsi le rapport spectateur auteur passe-t-il par l’objet.De même, certaines œuvres intentionnellement éphémères tendent-elles à démontrer que l’«œuvre d’art», l’action, n’a pas d’importance en soi. Seule vaudrait la relation d’espace et de temps qui s’est créée avec le spectateur. Elle est la démonstration essentielle, puisque l’œuvre formelle perd toute valeur au profit de l’intention et du processus de réalisation. Pour Beuys, «... [la] sculpture commence avec la pensée, passe par son élocution, puis sa réalisation».Outre l’importance des lieux et des éléments qui y interfèrent sans distinction – individus, animaux, objets – ces projets peuvent aussi bien recourir à tous les moyens de connaissance et de communication moderne; la part des sons, notamment, est considérable (Mario Merz, Acconci [1940], Oppenheim).Un groupe d’artistes américains plus formalistes dans leur action – Keith Sonnier, Dennis Oppenheim, Robert Smithson – conçoivent la sculpture comme une combinatoire d’espaces simultanés, diversifiés. Aussi mélangent-ils espace réel et espace conceptuel en utilisant toutes les possibilités du son et de l’image video, voire de la radio, pour «déconnecter l’espace».Minimalistes en leurs débuts, les démarches de Carl André, Richard Serra, Robert Morris étaient donc très éloignées de cette conception élargie de la sculpture. Sans abandonner ces données, elles évoluèrent dans des directions assez proches et l’idée d’intervention dans l’espace, notamment dans la nature, devint de plus en plus primordiale.Robert Morris (1931) est incontestablement la personnalité la plus représentative de cette génération. Morris, qui utilise au départ des formes unitaires (cubes, cônes, cylindres) de bois ou de métal, donc proches de l’héritage de Brancusi, est un des premiers à expérimenter les matériaux industriels neutres (fibre de verre, feutre), dont il exploite les qualités plastiques: mollesse et flexibilité naturelle du feutre. Cherchant à établir une relation visuelle physique et corporelle avec l’objet qu’il faut toucher ou pénétrer, Morris provoque aussi et surtout une relation psychologique.Richard Serra (1939) assemble des éléments de métal, acier et plomb, non soudés dont le seul équilibre, apparemment incertain (allusion au château de cartes), suffit à créer chez le spectateur un sentiment sinon d’agressivité, du moins de risque et d’insécurité. Cette mise en évidence de l’énergie du matériau oblige le spectateur à une relation physique qui agit sur lui comme un sentiment de malaise. On peut voir là, comme chez Robert Morris, une dimension lyrique qui exclut la froideur esthétisante du minimal. Cherchant l’équilibre des éléments assemblés, le spectateur est obligé d’appréhender l’œuvre dans sa totalité, d’en découvrir aussi la multiplicité des points de vue.Cette notion d’environnement totalisant, mental, physique, affectif, est encore soulignée par la mise en évidence du processus (art process) de réalisation; bruit de la construction dans The Box With Sound of Its Own Making de Robert Morris. Les matériaux constituants sont énumérés, décrits dans leur forme, leur origine, leur qualité, les conditions de leur transformation. L’œuvre global d’un artiste, se situant dans un continuum d’action-création, exclut nécessairement dans ces étapes toute notion d’achevé. C’est donc là encore le mode de pensée et d’élaboration qui est privilégié.Ce souci de privilégier la relation avec l’environnement (lieu d’intervention, lieu d’extraction des matériaux) se retrouve aussi chez des sculpteurs comme Bruce Naumann ou Joseph Kosuth pour qui la notion d’occupation de l’espace est primordiale: occupation «intimidante», «agressive», «perverse», «perturbatrice», tels sont les termes qui le définissent. Ajoutons qu’elle devient parfois esthétique et formelle, tant le raffinement de certaines œuvres est grand.La nature comme lieu d’intervention: espace sculptéAu début des années soixante-dix, une nouvelle dimension fut donnée à la sculpture lorsque des artistes comme Robert Smithson, Michael Heizer, Walter de Maria firent leurs premières interventions dans la nature, mais à l’échelle de l’espace et des moyens technologiques de l’Amérique.Reprenant les anciens thèmes de la transformation mécanique (puissance des engins modernes) ou naturelle (rôle des intempéries et de l’évolution des matériaux), ils donnèrent à cette notion la dimension romantique de l’immensité, de l’infini, celle du «vertige du corps» dans des espaces gigantesques, prenant le désert et la mer comme champ d’intervention. Leur art consiste le plus souvent en un projet: achat d’un terrain immense, souvent difficile d’accès, du fait de son extrême éloignement, sur lequel des engins interviennent comme on le fait dans le génie militaire, ou agricole, mais sans autre but apparent que le geste esthétique et la transformation plastique d’un lieu. Ce marquage d’un lieu, cette prise de possession est comme une archéologie anticipatrice, inversée, du monde moderne, la transformation romantique d’un lieu par un homme mais à l’échelle d’une action colossale. Ces projets sont le plus souvent commandités. Leur vulnérabilité, due à l’évolution des éléments, est prise en compte comme donnée constituante du projet, donc valorisée. Aussi les documents, dessins des projets, relevés photographiques montrant l’œuvre dans son évolution, se trouvent-ils chargés de la valeur marchande de l’œuvre. Dennis Oppenheim dessine dans la neige, Michael Heizer creuse le désert du Nevada d’immenses saignées dans lesquelles il place deux énormes blocs de granit. Intervention fondée sur le sentiment romantique de l’espace immense, manière de se situer par rapport à des lieux archéologiques et historiques: tous les artistes de cette génération interviennent dans ce sens. Robert Smithson réalise la célèbre spirale de pierres et de boue du lac Utah (Spirral Jetty , 1970). Walter de Maria (1935), non seulement trace au plâtre deux lignes parallèles, de plusieurs kilomètres de long, dans le désert californien, mais transporte et déverse dans un lieu choisi (une galerie d’art de New York earth room) une quantité donnée de terre, cherchant ainsi à créer une «dimension nouvelle du lieu». Mais c’est avant tout la dimension du «corps» et de son échelle vis-à-vis de l’espace, du lieu et de l’élément, qui est posée dans tous ces travaux.Deux expressions qualifient ces diverses «actions»: «land art» désignerait plutôt les interventions dans le paysage par apport de matériaux étrangers, tandis que «earth art» s’appliquerait à la transformation du terrain proprement dite.Transporter l’«art» dans l’immensité de la nature, lui faire quitter le lieu «muséal», ou, au contraire, investir ce lieu: Richard Long conceptualise son action en décidant, par exemple, de ramasser et de disposer ailleurs, selon un dessin donné, un ensemble d’éléments collectés. Le relevé graphique d’une telle action est ensuite utilisé comme document et permet la reconstitution de l’œuvre dans un autre lieu (musée, galerie).Richard Fleischer (1944) fonde son travail sur une relation établie avec un matériau privilégié, le bois, dont il décrit le processus de transformation et d’utilisation depuis l’arbre jusqu’aux différentes formes d’utilisation.Les titres des sculptures en bois (Équarri, Refentes partielles , Collé avec entretoises , Long. 500 cm , etc.) de Toni Grand (1935) montrent assez l’intention d’un art qui se veut anonyme et mettant en scène son propre processus. «Récit d’origine», dit Grand, mais peut-être essentiellement la révélation d’une relation à la matière, à un matériau et aux interventions commises sur lui. On cherche à montrer ce que la violence de l’outil, notamment, produit, transforme, aux différents moments de l’intervention sur ce matériau: sa résistance, son opposition à être transformé en son contraire – passage de la rigidité, justement, à la flexibilité d’une poutre. Inutile de préciser ce que cette œuvre assume de connotations mentales, affectives, et d’insister sur sa charge poétique, comme sur l’énergie plastique née de ces transformations.Les images de la cultureComme au XVIe ou au XVIIIe siècle, la création de lieux imaginaires (Bomarzo Désert de Retz), une sorte de «sentiment des ruines», la fascination des civilisations antérieures tiennent une place considérable chez certains artistes qui ont entrepris de faire revivre le passé à travers leur mémoire et leur subjectivité.Outre les références aux grands sites archéologiques (Stonehenge), à l’ethnographie des peuples primitifs, certains utilisent les témoins écrits de l’histoire pour revivre celle-ci, mettre en place des images, des phantasmes. La Domus Aurea d’Anne et Patrick Poirier reconstitue à petite échelle un lieu archéologique soumis aux aléas d’une «mémoire» nécessairement approximative. Malgré l’échelle, qui permet d’appréhender le lieu en totalité, ces images demeurent l’évocation d’un passé insaisissable.Chez Jean Amado, cités, architectures ou lieux naturels, «vaisseaux engloutis», animaux antédiluviens, resurgissent dans le béton coloré et cuit comme des images fossilisées de nos tentatives d’interpréter ou de restituer certaines traces du passé: interprétation d’images mentales fondées sur la culture historique, tentative nostalgique de remonter dans les temps les plus reculés de l’histoire.Proches de cette démarche aussi sont les architectures fragmentées, labyrinthiques, imaginaires, d’Alicia Aycock.Le corps comme lieu ou matériau de la sculptureTandis que les happenings, les interventions dans la nature, le recours aux moyens les plus sophistiqués de la communication donnent une définition nouvelle et illimitée à la sculpture, l’utilisation du corps comme matériel ou support de l’action de l’artiste lui apporte une dimension supplémentaire. Dans la tradition de Marcel Duchamp (Tonsure , 1919) ou d’Yves Klein (corps utilisé comme pinceau), nombre d’artistes utilisent leur corps comme instrument ou lieu de leur action (Gina Pane, Vito Acconci, Roy Adzak, Piero Manzoni [1933-1963], Lucas Samaras): meurtrissures, marquages, peintures corporelles, empreintes, déformations, épreuves diverses fondées sur l’expressivité corporelle. Ainsi, la définition de l’art corporel demeure vaste et incertaine: il n’est pas certain qu’il ressortisse tout à fait à la sculpture. Pourtant deux artistes anglais, Gilbert and George, se veulent sculpture vivante (living sculpture ), considérant que la seule œuvre réellement assumée, anti-académique possible est le corps. Aussi fondent-ils leur action sur des attitudes éphémères, situées dans une théâtralité humoristique, qui a pour objet de mettre radicalement en question «la sculpture comme objet». La notion de lieu, de situation, d’éphémère, d’insolite et de gêne est ici primordiale.
Encyclopédie Universelle. 2012.